• L'Etat et le contrôle des opinions

    Un texte écrit par Jean l'Amandier, Nicodème et Agabus

    Toute l’histoire montre souvent un même dessein au sein des nations ou des empires : celui d’exercer un contrôle de l’opinion de ses sujets. George Orwell décrit une société à son paroxysme de surveillance généralisée, une société sous l’emprise d’un « Big Brother » animée par un projet terrifiant qui fut d’assujettir tous les peuples et en conséquence tous les individus sous sa domination.

    Pour décrire cette société totalitaire, George Orwell la dépeint comme une structure dont l’objectif est de dominer la pensée, en engageant une transformation radicale de la conscience, en asservissant l’esprit humain, en l’enchaînant pour n’autoriser aucun écart possible : « nous ne détruisons pas seulement nos ennemis, nous les changeons. (…) Il est intolérable qu'une pensée erronée puisse exister quelque part dans le monde. (…) Nous ne pouvons-nous permettre aucun écart, même à celui qui est sur le point de mourir. (…) Vous serez creux. Nous allons vous presser jusqu'à ce que vous soyez vide puis nous vous emplirons de nous-mêmes. Puis nous vous fusillerons. » (in 1984)

    Mettre au pas les religions ?

    Au cœur des dérives d'une république dévoyée qui s'engage dans les pas d'une nouvelle religion de l'Etre suprême dans des contextes de crise et de déchristianisation de la société, nous pressentons que l'Etat s'appuie sur une volonté de propager des idéaux dans des contextes d'agression extérieure principalement associés aux menaces que font peser le terrorisme. Les idéaux sont alors avancés par les autorités  s'appuyant sur une volonté de partager  un souci de cohésion sociale ; or cette cohésion sociale est instruite par la volonté de mettre au pas les religions.

    Un épisode de l'histoire américaine : le maccarthysme

    Les Etats démocratiques ne font pas l'impasse d'un contrôle sur les opinions de leurs citoyens. A ce titre, le maccarthysme est un épisode singulier  de l'histoire américaine, dans un contexte de guerre froide qu’il est intéressant de relire : le président américain Truman mit en place, dans une période conflictuelle avec l’ex-URSS, une commission dont la mission fut d'enquêter sur la probité  des fonctionnaires fédéraux qui furent considérés comme déloyaux lorsqu’ils ne partageaient pas les convictions autorisées ; les idéaux communistes furent ainsi considérés comme subversifs. C’est ce qui fut appelé la « chasse aux sorcières ». Une procédure de contrôle sans précédent s’installa alors aux USA ; une entreprise de suspicion, de défiance fut alors engagée. Une véritable purge de l’administration américaine était en conséquence initiée. L’Amérique traqua les sympathisants communistes ; les répressions menées par l'Etat américain étaient dignes des régimes totalitaires. Cette atmosphère délétère fut la cause d'une véritable paranoïa dans l'opinion américaine de l'époque.

    Sacrifier la liberté religieuse en raison du danger ?

    Lorsqu’un danger extérieur menace les Etats, ceux-ci éprouvent soudainement le besoin de cohésion au point de sacrifier les libertés ; si elles ne sont pas politiques, celles-ci relèvent aussi des opinions religieuses. Pour favoriser la cohésion, il y a parfois besoin de désigner un ennemi commun. C’est ce que fait remarquer le penseur politique Carl Schmitt dans son ouvrage  Ethique de l’Etat et Etat Pluraliste dans lequel il signale qu’un ennemi clairement identifié légitime le besoin de construire une identité par opposition. C’est la « discrimination de l’ami et de l’ennemi » qui est le moyen par lequel un peuple peut forger son unité ; « c’est là l’essence de son existence politique ». Par conséquent, « est politique tout regroupement qui se fait dans la perspective de l’épreuve de force ». Il ressort que le conflit avec l’ennemi fonde l’existence même de ce que Schmitt appelle « l’unité politique » ; « ce n’est pas l’Etat qui crée le regroupement en vue des hostilités, mais le regroupement en vue des hostilités qui fait l’Etat et qui fortifie le peuple » par un tel positionnement.

    A partir de l’éclairage de cette pensée, peut-on dire que la désignation d’un ennemi commun, externe ou interne à l’Etat, relèverait d’une logique nécessaire, si bien qu’une organisation politique ne pourrait jamais exister vraiment si un tel ennemi n’était pas collectivement reconnu ? A ce titre, la croyance religieuse pourrait-elle être l’alibi parfait à partir duquel la République laïque, en mal de sens et d’identité, pourrait essayer de se reconstruire et de se refonder  –le terme, notons-le est à la mode : « refonder l’école », la transmission, l’éducation, « refonder le vivre ensemble », refonder les concepts et les institutions de famille, de nation, etc.- ?

    Si la République peut bien vouloir se refonder elle-même et si, pour ce faire, elle peut éprouver le besoin de prendre des distances vis-à-vis du fait religieux, il y a là une mesure de prudence que l’on peut bien vouloir louer ; cependant, cette auto-fondation peut-elle aller jusqu’à légitimer une volonté de régenter le phénomène religieux lui-même depuis les instances étatiques ? La religion reste de l’ordre de la croyance personnelle : elle n’est pas par essence politique ; et si l’Etat peut « de l’extérieur » vouloir corriger des dérives sectaires dangereuses, il n’a aucune légitimité pour décider de la teneur de la conviction religieuse en elle-même. La loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat a, à juste titre, posé ce principe républicain.

    Par suite, faire d’une croyance (ou des croyances religieuses) l’ennemi à partir duquel l’unité républicaine laïque devrait se faire ou se refaire, ce serait contrevenir à l’un des principes fondamentaux de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (article 10), Déclaration que l’on peut, jusqu’aujourd’hui encore, considérer comme étant le socle de notre Constitution.

    Enfin, supposer qu’un mode de penser et d’action aussi intime et personnel que la foi religieuse puisse faire l’objet d’une  stigmatisation républicaine, ce serait viser non pas l’unité politique de l’Etat mais plutôt l’uniformisation de ses citoyens ; ce qui serait problématique. Mais cette tentative, cette tentation n’est pas nouvelle dans l’histoire.

    Un peu d’histoire[1]

    C’est autour de l’an 250 que Dèce veut refaire l’unité  politique de son empire. Une forte haine populaire désigne les chrétiens comme la raison des malheurs du temps. « Pourquoi les dieux qui existent incontestablement ne nous protègent-ils plus ? La paix des dieux a été rompue parce qu’il existe au sein de l’Empire une secte impie qui ne les honore pas. »

    De son côté Dèce veut refaire l’unité de l’empire… autour des dieux ancestraux. L'empire affronte en effet des difficultés importantes : menaces croissantes sur les frontières, crise de la légitimité impériale. Ainsi, Dèce décide-t-il par son édit d’obliger tous les habitants de l’Empire sans exception à sacrifier aux dieux soit par libation de vin, soit par un sacrifice animal. Des chrétiens s’y refusèrent, ils n’abjurèrent pas leur foi ce qui pouvait passer comme une offense directe à l'empereur : en période de crise cela ne semble plus acceptable à un pouvoir impérial fragilisé.

    En 250, on n’imagine pas une séparation de l’Empire et de la religion : l’unité religieuse devait entraîner, pensait-on, l’unité politique, militaire, sociale, etc. Il est intéressant de se souvenir que le mot religion vient du latin « religare » qui signifie relier, rassembler. Le sociologue Durkheim par exemple explique dans son ouvrage intitulé les Formes élémentaires de la vie religieuse  que le phénomène social et le phénomène religieux ont toujours été culturellement étroitement imbriqués. La spécificité de l’empire romain est peut-être d’avoir, sur la base d’un pouvoir coercitif, voulu imposer l’uniformité d’une croyance. Ne pas sacrifier aux dieux revenait donc à affaiblir la cohésion de l’Etat. A l’inverse, l’unité du politique et du religieux assurait et restaurait un Etat fort, absolu et tyrannique ; un Etat d’une autorité absolue parce que sacrale.

    La tentation de tout pouvoir politique

    Plus encore en période de crise, la tentation de tout pouvoir politique est de renouer avec le sacral.

    Au XVIII° siècle, dans son Contrat Social (Livre IV, chapitre VIII), Jean-Jacques Rousseau regrettait que Jésus, en « séparant le système théologique du système politique, fit que l'Etat cessa d'être un ». Toujours selon Jean-Jacques Rousseau, « de tous les auteurs chrétiens, le philosophe Hobbes est le seul qui ait bien vu le mal et le remède, qui ait osé proposer de réunir les deux têtes de l’aigle, et de tout ramener à l’unité politique, sans laquelle jamais État ni gouvernement ne sera bien constitué […] »

    Hobbes et Rousseau se rendaient-il compte du danger totalisant d’un « État ou d’un gouvernement bien constitué » ? Les totalitarismes athées du XX° siècle nous  l’ont révélé.

    Un oxymore : « La laïcité comme religion »

    Dans son livre titré  La Révolution française n’est pas terminée, Vincent Peillon, ex-ministre de l’Education Nationale, explique qu’il manque à la République une religion nouvelle donc « un nouveau dogme, un nouveau régime, un nouveau culte » (p.149) et que « la laïcité elle-même peut alors apparaître comme cette religion de la République recherchée depuis la Révolution. » (p.162)

    Quant il écrit sur le rôle de l’école, Vincent Peillon multiplie les termes à consonance religieuse : il revient à l’école « d’être la matrice qui engendre en permanence des républicains pour faire la République, République préservée, république pure, république hors du temps au sein de la République réelle, l’école doit opérer ce miracle de l’engendrement par lequel l’enfant, dépouillé de toutes ses attaches pré-républicaines [les déterminismes cités ci-dessus], va s’élever jusqu’à devenir le citoyen, sujet autonome. C’est bien une nouvelle naissance, une transsubstantiation qui opère dans l’école et par l’école, cette nouvelle Eglise, avec son nouveau clergé, sa nouvelle liturgie, ses nouvelles tables de la Loi.» (p. 17)

    La laïcité ici promue n’est pas une rupture avec le religieux mais tout au contraire, le remplacement d’une religion par une autre. En fait, Vincent Peillon veut dévoyer la laïcité afin de « terrasser définitivement toute Eglise et toute orthodoxie. » [2]

    Dans le même sens, le 18 janvier 2015, le président de l'Assemblée nationale, Claude Bartolone, était l'invité du Grand Jury RTL/LCI/Le Figaro et y affirmait que « religion suprême pour chacun d'entre nous », c’est « la religion de la République »[3]. On remarquera quand même ceci : alors que se développe un laïcisme virulent, la République et ses médias firent des journalistes de Charlie Hebdo des « saints laïcs » pour lesquels il est blasphématoire d’émettre la moindre critique. Le droit au blasphème oui, mais pas pour Charlie ! Voilà encore un paradoxe ou plutôt une contradiction, voire une incohérence. La République peine à se débattre dans les méandres d’une laïcité qui, concomitamment, s’est voulue antireligieuse tout en s’inventant une nouvelle mystique, ce qui fait que cette « laïcité » (qui autrefois désignait le non religieux) est… incurablement religieuse !

    La peur distillée par les médias justifie « la religion de la République »… au nom de la cohésion nationale. Et toute religion a besoin de rites. Qu’à cela ne tienne ! Najat Vallaud-Belkacem se charge de les réintroduire à l’école. Certes, les rites ne sont pas nécessairement une mauvaise chose ; mais tout dépend de l’esprit dans lequel ils sont accomplis.

    La position du chrétien

    Le pouvoir politique se dresse en concurrent de Dieu. Il refuse toute transcendance, toute verticalité, n’a pas de plus haut référent que lui-même. Ses administrés qui « ne trouvent d’eux-mêmes pas de plus haute divinité que l’État […] mettent en lui leur espérance et leur foi. »[4]La fascination du pouvoir étreint de nombreux hommes politiques qui lui sacrifient leur énergie.

    Tout chrétien, aujourd’hui plongé dans une crise multiforme profonde, doit se demander quels rites, quels sacrifices l’Etat lui a déjà demandés ou lui demandera ?

    Rappelons-nous : « Le christianisme des origines fut en lui-même une transgression de la Loi […] Pire : […] le christianisme avait « désacralisé » peu à peu le religieux archaïque. » Les « chrétiens des premiers siècles [étaient] objecteurs de conscience, pacifistes et capables eux aussi d’une irrévérence trompe-la-mort. Ne refusaient-ils pas de célébrer le culte païen de l’empereur ? Pour cette irrévérence blasphématoire [l’empereur était considéré comme un dieu], ils […] furent […] livrés aux lions. »[5]

    A notre tour, désacralisons « le religieux archaïque » que l’on nous propose, voire que l’on veut nous imposer.

     

    [1] Sources : Livre « Les origines du christianisme »  - Michel Rouche – Editions hachette supérieur – p.77 et Wikipédia « Persécution de Dèce » (http://fr.wikipedia.org/wiki/Persécution_de_Dèce)

    [2] Une religion pour la République : la foi laïque de Ferdinand Buisson, Le Seuil, 2010.

    [3] Phrase complète : « Regardez le temps qu'il a fallu pour faire accepter à la religion Catholique le fait qu'il y a une religion suprême pour chacun d'entre nous : c'est la religion de la République. »

    [4] Ellul, L’Apocalypse, Architecture en mouvement, 1975 [Labor et Fides, 2008], p. 114

    [5] Source : « Vous avez dit blasphème ? » Article de Jean-Claude Guillebaud du 22 janvier 2015.
    http://www.lavie.fr/hebdo/2015/3621/vous-avez-dit-blaspheme-21-01-2015-59775_670.php

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